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LA RENARDIÈRE

Sa responsabilité n’était pas engagée et pourtant, elle s’était enfuie. Ce geste suscita évidemment quelques interrogations parmi les villageois. Mais on convint bientôt que c’était aussi bien. Après ce qui s’était passé, elle ne pouvait plus rester auprès de l’enfant. L’affaire n’alla pas plus loin. Mais laissez-moi vous expliquer comment je fus mêlée à cette pénible histoire.

En cette année 1922, je venais de m’installer comme médecin à S., charmante bourgade rurale au nord de la capitale. Malheureusement, mon bel enthousiasme s’était vite heurté à la réalité. Ma salle d’attente restait désespérément vide. Comble de l’ironie, on ne m’avait sollicitée que pour soigner des vaches ou des cochons ! Il faut dire que je n’étais pas de la région, pire encore, j’étais une femme. Nous étions peu nombreuses dans la profession et beaucoup de préjugés étaient contre nous. Je songeais de plus en plus à rentrer à Paris, quand des évènements dramatiques vinrent tout bouleverser. C’était par une nuit de novembre. Une violente tempête de neige s’était levée. Le vent soufflait en rafales hurlantes, semblant vouloir s’attaquer aux murs de la maison. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Il était près de deux heures du matin quand on frappa à ma porte, criant que c’était une question de vie ou de mort. Etant donné ma situation, pouvais-je refuser un patient potentiel, même au beau milieu de cette nuit épouvantable ? Je me résignai à ouvrir et découvris sur le seuil un homme à peine vêtu d’une chemise et d’un pantalon, signe qu’il avait dû venir dans la plus extrême précipitation. Je le connaissais de vue. Il s’agissait d’un certain Paul Bréhaut. Il paraissait si désespéré que je n’hésitai pas. J’attrapai ma sacoche et le suivis au-dehors. Je ne savais de lui que ce qui se disait au village. Il était veuf et père d’un garçonnet de cinq ans, Louis, que l’on disait de santé fragile. Il avait acheté quelques années plus tôt la Renardière, l’une de ces résidences bourgeoises construites au siècle précédent. La sœur de sa défunte femme y vivait également en tant que gouvernante. Lui voyageait beaucoup pour ses affaires. Plutôt bel homme, fortuné, il attisait les convoitises de toutes les célibataires des environs. Je l’avais moi-même croisé plusieurs fois et devais bien avouer qu’il ne manquait pas d’attraits. J’étais donc assez curieuse d’en apprendre plus à son sujet. Je supposai qu’il m’avait fait venir pour son fils et tandis que je marchais à ses côtés, luttant péniblement contre le vent et la neige tourbillonnante, j’imaginais déjà les heureuses retombées de ma consultation. Si je parvenais à guérir le jeune garçon, je pouvais espérer faire enfin la preuve de mes compétences.

C’est glacée jusqu’aux os mais rassérénée par cette perspective que j’arrivai à la Renardière. La maison me fit très mauvaise impression. Une seule lampe à pétrole éclairait faiblement l’entrée, projetant des ombres fantastiques sur les murs défraîchis. Toutes les portes étaient fermées. La tempête mugissait, se déchaînait, comme un avertissement. Et où était la belle-sœur du maître de maison ? Je m’étais attendue à ce qu’elle vienne nous accueillir. Mon « hôte » me répondit qu’elle se trouvait en visite chez des amis et me conduisit, ou plutôt m’entraîna d’une poigne de fer, jusqu’à la chambre de son fils. Mes instincts de médecin s’alarmèrent aussitôt. Le jeune garçon était gravement blessé. Incrédule et horrifiée, je constatai qu’il avait reçu une balle dans la cuisse. Lorsque je croisai son regard, son père secoua la tête et s’effondra dans un fauteuil. Je ne perdis pas de temps à l’interroger, soigner l’enfant passait avant tout. Je devais extraire la balle et arrêter l’hémorragie au plus vite. Je m’attelai à la tâche en m’efforçant de chasser les folles pensées qui m’assaillaient. L’aube approchait quand je jugeai le garçonnet enfin hors de danger. J’étais épuisée, mais mon indignation fut la plus forte. Je voulais des réponses. Ce qui me fit pour la première fois craindre pour ma vie. Un monstre capable de s’en prendre à son propre fils n’aurait sûrement aucun scrupule à se débarrasser d’une parfaite étrangère. Je fus donc particulièrement surprise quand l’intéressé me dit que j’étais libre de partir et d’aller voir la police. Néanmoins, si j’acceptais d’entendre son histoire… Que se serait-il passé si j’avais suivi mon instinct et pris mes jambes à mon cou ? Je ne le saurais jamais puisque je décidai de l’écouter. Fut-ce une vague intuition, une naïve indulgence ? Je voulais croire qu’il y avait une explication, que l’homme que j’avais devant moi ne pouvait être aussi mauvais qu’il y semblait. Il me raconta que sa belle-sœur s’était installée chez eux quelques mois avant la mort de son épouse, suite à des difficultés d’argent. Il n’avait pas eu le cœur de refuser ce secours à la sœur de sa femme. Quand cette dernière avait été emportée par la maladie, elle avait proposé de rester pour l’aider. Assez vite, son comportement l’avait mis mal à l’aise. Non seulement elle régentait la maison, mais elle faisait également preuve envers lui d’un empressement déplacé. Bref, il comprit qu’elle cherchait à le séduire, qu’elle espérait même le mariage. Or, il n’éprouvait rien pour elle. Il le lui avait dit avec la plus grande fermeté. Elle avait pleuré, beaucoup, puis finit par convenir que la bienséance exigeait qu’elle s’en aille. C’est alors que Louis tomba malade. Il y avait maintenant un an de cela. Aucun des médecins consultés ne fut capable d’un diagnostic précis. On parla de neurasthénie. L’enfant venant de perdre sa mère, cela pouvait s’expliquer. Bien sûr, sa tante se proposa aussitôt de retarder son départ afin de s’occuper de lui. Elle avait été infirmière durant la Grande Guerre. Paul accepta. Il devait souvent s’absenter, il fallait bien que quelqu’un veille sur le petit. Si seulement il avait été moins stupide ! Il aurait dû comprendre que ce n’était qu’une manœuvre pour mieux le manipuler. Mais il s’était laissé aveugler. Sa belle-soeur faisait preuve d’une telle abnégation. Je me rappelai en effet qu’au village, elle passait pour une sainte, se consacrant entièrement à son neveu et aux œuvres de charité. « Je n’ai jamais voulu en arriver là, » souffla-t-il après un long silence. Il prit une profonde inspiration et poursuivit son récit. Les faits étaient récents. La veille, il avait fini par ouvrir les yeux sur l’insondable duplicité de sa belle-sœur. Rentré plus tôt que prévu, il l’avait surprise à administrer une étrange substance à son fils, sûrement du poison. Tout s’expliquait. Depuis des mois, c’était elle qui rendait l’enfant malade à seule fin de pouvoir rester, de réussir enfin à conquérir son père. Elle ne mit pas longtemps à avouer. Elle était comme possédée. Il en vint même à la soupçonner d’avoir tué sa propre sœur – le mal qui avait emporté la malheureuse n’avait jamais été clairement identifié. Ce n’est qu’à ce moment qu’il réalisa qu’elle avait pris le revolver qu’il gardait dans son bureau. Il n’attendit pas de voir ce qu’elle voulait en faire et tenta de le lui arracher. Il y avait eu lutte et le coup était parti. Par malchance, Louis se trouvait dans la ligne de tir. C’est ainsi qu’il avait été blessé. Prise de panique, la belle-sœur avait voulu s’enfuir. Paul l’avait poursuivie. Il l’avouait, à cet instant, il avait songé à la tuer. Il n’en avait pas eu l’occasion. Dans sa précipitation, elle était tombée dans l’escalier et s’était rompu le cou.

« Vous avez sauvé mon fils, » conclut-il, « aussi, je remets mon sort entre vos mains. » Ce récit m’avait profondément bouleversée. Néanmoins, il me fallait des preuves. Je lui demandai donc où se trouvait le corps. Il m’indiqua une porte close. Bien qu’ayant déjà vu des cadavres dans mes cours de dissection, je ne pus m’empêcher de frissonner en découvrant la dépouille qui reposait sur une table. Je devais pourtant en avoir le cœur net. Un examen du corps me permettrait de déterminer la cause de la mort. Je ne vous cacherai pas mon soulagement quand je constatai que les marques que je trouvai confirmaient les dires de mon hôte. J’auscultai ensuite une nouvelle fois son fils. Plusieurs indices allaient dans le sens d’un empoisonnement, sans doute au mercure. En petites quantités, cette substance pouvait rendre malade sans être mortelle. Elle n’était pas facile à déceler si l’on s’en tenait aux symptômes diffus qu’elle pouvait provoquer. C’était d’une telle cruauté. A partir de là, le choix qui s’offrait à moi était simple mais délicat. Aller voir la police ou me taire. Le père de mon jeune patient n’avait commis aucun crime, c’était un accident. Certes, on pouvait lui reprocher son emportement, à l’origine de la chute dans l’escalier. Mais sa belle-sœur avait commis des actes impardonnables dont lui et son fils avaient eu à souffrir. J’ignorais si elle avait vraiment tué sa sœur – je n’avais que la parole de Paul – cependant, en tant que médecin, je ne pouvais pas douter que le petit avait été empoisonné. Les annales criminelles nous apprenaient que les femmes avaient souvent recours à cette méthode. La belle-sœur avait été infirmière. Elle disposait tant des connaissances que du sang-froid nécessaire pour agir. C’était à l’enfant que je devais penser. Pouvais-je prendre le risque de le priver de son père, lui qui était déjà orphelin de mère ? La réputation d’excellence de sa tante ne risquait-elle pas, en effet, de fausser le jugement des enquêteurs ? Finalement, ma décision s’imposa d’elle-même. Oh, je l’admets, Paul ne m’était pas indifférent, mais ce jour-là, je n’en étais pas encore pleinement consciente. Je l’assurai que je garderais son secret. Restait à expliquer la brusque « disparition » de sa belle-sœur. Dire simplement qu’elle avait décidé de partir risquait de paraître suspect. Tout le monde au village connaissait son dévouement envers son neveu. Il aurait été difficile de faire croire qu’elle l’avait abandonné sans une raison valable. C’est en retournant au chevet du garçonnet qu’une idée me vint. Sa blessure ne pourrait manquer d’être remarquée par le voisinage. Là aussi, il faudrait la justifier. Et pourquoi pas par un malheureux accident ? Un accident provoqué par la négligence de sa tante. Rien qui puisse engager sa responsabilité au plan judiciaire, plutôt une culpabilité d’ordre moral. Elle s’était assoupie, l’enfant laissé sans surveillance avait trouvé le revolver de son père. Trop jeune pour comprendre, il avait joué avec et s’était tiré dessus. C’était un regrettable concours de circonstances. Elle n’y était pour rien. Mais, bien sûr, elle s’en était terriblement voulu. Elle ne se jugeait plus digne de s’occuper de son neveu. Elle n’avait vraisemblablement pas eu le courage d’affronter son beau-frère et avait préféré s’enfuir sans laisser d’adresse. L’explication dut être suffisamment convaincante puisqu’elle fut, comme je l’ai dit au début, assez vite acceptée. Pour ma part, dans les semaines qui suivirent, je passai l’essentiel de mon temps à la Renardière pour veiller sur la convalescence de mon jeune patient. Ce qui nous rapprocha beaucoup son père et moi. Peu après, ce dernier me faisait une demande en mariage et je l’acceptai. D’aucuns diront qu’il agit ainsi pour s’assurer de mon silence. L’idée me traversa l’esprit. N’aurait-il pas eu une part plus sombre dans ce drame ? L’avenir me le dirait.

Après un temps raisonnable, nous quittâmes S. pour nous installer à l’étranger. Nous ne pouvions rester au village. Paul y avait trop de souvenirs douloureux, sans compter le corps qu’il avait fallu ensevelir en secret. A notre grande consolation, Louis avait pleinement recouvré la santé. Quant aux évènements de la Renardière, j’ai décidé de ne plus y penser. Je suppose que la morale voudrait que j’aie des remords, que je me sente coupable d’avoir couvert la mort d’une femme. Je pourrais dire que son visage est resté gravé dans ma mémoire. Ce n’est pas le cas. Son souvenir s’évanouit chaque jour davantage. J’ai même oublié son nom.

Tag(s) : #concours de nouvelles 2016
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